Opinion et Analyse : Nord et Sud, même combat !, par Serge Michailof

Publié le par afrique-actu.over-blog.com

 

aide au developpement

 

Ecartelée entre son ambition éthique, le business et la realpolitik, l'aide publique au développement a toujours été un sujet de controverse. Il faut dire que l'action des agences d'aide s'est longtemps inscrite dans le cadre d'agendas contestables. Comment sinon expliquer deux décennies de soutien au régime Mobutu, les cimetières d'usines qui rouillent sous le soleil africain, sans parler des programmes d'ajustement structurel qui ont plutôt appauvri leurs "bénéficiaires" ? Mais démêler les jugements sommaires des réalités n'est pas simple, même s'il est évident que le plaidoyer de Dambisa Moyo (l'économiste zambienne a publié L'aide fatale (éd. JC Lattès), en 2009, Le Monde du 26 octobre 2009) pour liquider l'aide au développement est peu sérieux au moment où les financements privés fuient l'Afrique, alors que les pays pauvres touchés par la crise appellent au secours leurs partenaires occidentaux.

 

Le problème de l'aide qui est aujourd'hui perçu sous l'angle exclusivement caritatif est en fait mal posé. Revenons aux fondamentaux. La finalité de l'aide internationale, lors de sa création il y a plus d'un demi-siècle, était de "contenir" le communisme. Elle a été sur ce plan massive et très efficace à Taïwan et en Corée du Sud. Elle s'inscrivait aussi dans le contexte de la décolonisation et s'est là aussi avérée efficace, comme l'ont montré les évolutions parallèles de la Guinée et de la Côte d'Ivoire pendant les vingt ans qui ont suivi leur indépendance.

 

Mais ces légitimités originelles ont depuis longtemps disparu, et les agences d'aide se sont retrouvées lors des années 1980, empêtrées dans la gestion de programmes de stabilisation destinés à résorber une dette irrécouvrable. Ayant, lors de ces années "d'ajustement", laissé démanteler les secteurs sociaux des pays pauvres, l'aide internationale en proie à la mauvaise conscience, s'est engagée au cours des années 1990 dans une mission sociale de lutte contre la pauvreté, qui a culminé, en l'an 2000, lors de la déclaration sur les Objectifs du Millénaire.

 

Malheureusement la pérennité de cette louable ambition, qui reste pourtant bien modeste, exigerait une fiscalité internationale. On ne peut en effet laisser les salaires des instituteurs ou l'approvisionnement d'un pays en médicaments antirétroviraux à la merci des aléas budgétaires de donateurs qui, de toute façon, ne peuvent pas s'engager sur le long terme. Or, à l'exception de la taxe sur les billets d'avion initiée par la France, la généralisation d'une telle fiscalité internationale, comme la fameuse taxe Tobin, se heurte à une mauvaise volonté générale.

 

On ne compte donc plus les déclarations généreuses de nos chefs d'Etat du G7, une main grande ouverte sur le coeur pour les télévisions, l'autre bien serrée dans la poche sur le portefeuille. Les statistiques qui acceptent dans la comptabilisation de l'aide des annulations de dettes ayant permis à des dictateurs d'acheter notre quincaillerie guerrière et de remplir leurs comptes en Suisse permettent de masquer la triste réalité. Si les volumes affichés d'aide publique augmentent, nous en sommes maintenant à près de 120 milliards de dollars, les volumes effectivement consacrés aux actions de terrain dans les pays les plus pauvres stagnent lamentablement depuis vingt ans à moins de 40 milliards de dollars, soit pour donner un ordre de grandeur, environ 6 % du budget américain de la défense.

 

Revenons donc aux fondamentaux. Qu'est-il en effet advenu de ces pays autrefois dits sous-développés ? Certains, défiant les pronostics qui les vouaient à la famine, sont devenus des puissances émergentes qui, comme la Corée du Sud, nous raflent de juteux marchés de centrales nucléaires. Outre leur concurrence, qui met en rivalité, non plus nos braves plombiers avec leurs homologues polonais, mais nos meilleurs chercheurs avec des centres de recherche asiatiques très pointus, leur développement rapide se moque de la crise et contribue maintenant aux désordres environnementaux, en premier lieu au réchauffement climatique. Heureusement pour nous, beaucoup d'autres pays du Sud végètent tranquillement. Mais d'autres sont en revanche devenus de vraies nuisances, et nous obligent à faire donner la troupe, soit pour nous protéger des pirates qui, comme au XVIIIe siècle, prolifèrent sur leurs côtes, soit pour se débarrasser de régimes abritant des terroristes.

 

L'impact environnemental des nouvelles puissances du Sud devient préoccupant. En fait nos pays riches ont perdu le contrôle de la situation. Déjà la Chine est devenue le plus gros émetteur de CO2. Ce pays a produit, en 2009, plus de voitures que les Etats-Unis. Le fait de permettre à environ 500 millions d'Asiatiques de profiter d'un petit niveau de vie européen commence à se faire sentir à nos pompes à essence. Qu'en sera-t-il lorsque leur nombre aura triplé ? Sans compter les 5 milliards qui seront toujours sur le bord de la route à rêver eux aussi de steaks et de maisons décentes. Au rythme actuel, il devrait y avoir plus de voitures dans le monde en 2050 qu'il n'y avait d'habitants sur la planète du temps de notre jeunesse. Avons-nous réellement pris conscience de la fragilité de notre modèle de développement, fondé sur le gaspillage de réserves énergétiques fossiles, dont on sait bien qu'elles ne dureront plus très longtemps ?

 

D'un autre côté, le coût de ces opérations militaires dans les pays devenus des nuisances régionales, commence à devenir également préoccupant : 240 milliards de dollars pour le seul Afghanistan depuis 2002 ! Surtout, l'efficacité de nos guerres high-tech semble douteuse. Heureusement ce ne sont peut-être que des cas isolés. Il n'y a après tout qu'un Afghanistan et qu'une Somalie. Mais savons-nous vraiment ce qui se prépare au Sud, dans ces paisibles pays où tout semble stagner sauf la démographie ? Avons-nous pris conscience du niveau de frustration de populations très jeunes, sans emploi, sans espoir, qui au fond des savanes ou des montagnes les plus reculées, contemplent désormais nos feuilletons télévisés en branchant de vieilles télévisions sur des batteries de camion ? Le Paris-Dakar n'ose plus s'aventurer au Sahara. Le Niger, d'où vient une bonne part de l'uranium brûlé dans nos centrales nucléaires, a comme beaucoup d'autres pays de la région, une agriculture très fragile. C'était sans grande importance pour ses 7 millions d'habitants, lorsque j'y résidais il y a vingt-cinq ans, juste quelques milliers de morts en cas de sécheresse... Qu'en sera-t-il, en 2050, pour les 58 millions d'habitants que lui prédisent les démographes ? Déjà des travailleurs humanitaires sont enlevés par une franchise d'Al-Quaida, pratiquement aux portes de Niamey.

 

Deux des grands défis du XXIe siècle sont que, d'une part, le succès extraordinaire des pays émergents nous conduit plus rapidement que nous ne l'imaginions à une impasse environnementale, avant même que l'on puisse espérer sortir de la misère les deux tiers de la population mondiale ; et que, d'autre part, une soixantaine de pays très pauvres représentant environ 1 milliard de personnes, sont confrontés à une stagnation économique dans un contexte de transition démographique qui prendra au bas mot quarante ans pour s'achever.

 

Pour beaucoup des populations de ces pays, les extrémismes de tous bords et, en premier lieu l'intégrisme islamique, sont d'abord une critique sociale d'une situation désespérante. Ces quarante ans vont donc être la période de tous les dangers. Car la densité humaine et la mauvaise gestion agricole acculent beaucoup de ces pays à des crises malthusiennes, comme hier au Rwanda, aujourd'hui en Afghanistan, crises qui aiguisent les tensions. Dans nombre de ces pays, les appareils étatiques fragilisés ne contrôlent déjà plus leurs provinces périphériques.

 

Jusque-là, nos pays riches pouvaient ignorer les conséquences environnementales du succès des pays émergents. Ils pouvaient également ignorer la misère du milliard de déshérités en proie à leurs guerres tribales. Mais les désordres environnementaux ne connaissent pas de frontières. Les pesticides de la révolution verte, lessivés par les pluies, se retrouvent finalement dans nos assiettes. Et déjà ces guerres civiles au fond des montagnes afghanes ou des déserts somaliens envoient leurs métastases contaminer les pays voisins.

 

A l'aube de ce siècle, nous découvrons les limites de nos diplomaties traditionnelles qui se complaisent en conférences et de nos interventions militaires qui s'enlisent dans des guerres asymétriques. Dans cet environnement international post-Bush, multipolaire et non régulé, il nous faut cesser de rêver. L'aide internationale ne va pas faire disparaître la misère du monde. En revanche, sans être bien sûr une panacée, si elle est bien conçue et correctement gérée, cette aide tant décriée constitue par sa capacité à travailler sur le long terme, à gérer l'incertain, à prendre des risques que d'autres ne savent pas prendre et à concilier financements et appuis intellectuels, l'un des rares instruments à la disposition de nos pays riches, pour tenter de prévenir ou minimiser les drames qui se préparent au Sud.

 

Nos agences d'aide disposent de l'expertise et de ressources financières pour faciliter le dialogue avec les grands pays émergents sur leurs politiques environnementales. Nous ne sommes plus ici dans une logique d'aide, mais dans la construction de partenariats mutuellement bénéfiques qui devront permettre de gérer pour le bien commun les ressources rares de notre planète. Sur ce plan, l'Agence française de développement, dont la moitié des financements est désormais consacrée à la gestion environnementale, a réussi pour un coût minime pour le contribuable un remarquable positionnement stratégique. L'état des lieux est plus inquiétant concernant le rôle de l'aide dans la reconstruction des Etats brisés par les conflits. C'est un domaine où la France, hormis l'envoi de ses militaires, est aux abonnés absents, pour avoir sans réfléchir confié aux multilatéraux son aide destinée aux pays les plus pauvres. Or l'analyse des échecs en Afghanistan est riche d'enseignements. Elle permet d'identifier les principes de cohérence et de pilotage stratégique qui ont fait défaut dans ce pays. Des solutions existent pour stabiliser les pays "faillis". Haïti doit être le prochain chantier.

Après un XXe siècle bien chahuté, dans un contexte rendu plus difficile par la fin de trois siècles d'hégémonie occidentale, ce XXIe siècle a toutes chances d'être lui aussi chaotique. Au cours des quarante ans à venir, l'accroissement additionnel de la population mondiale correspondra approximativement à la population que supportait notre globe en 1950, soit environ 2,5 milliards de personnes. L'essentiel de cet accroissement, au moins 95 %, surviendra dans les pays du Sud.

 

Dans le village global qu'est devenue notre planète, nous n'échapperons plus aux contrecoups des drames qui se préparent au Sud. Dans un tel contexte, l'aide publique au développement n'est plus une oeuvre de charité. C'est l'un des rares instruments de prévention et de gestion des crises qui mijotent dans de dangereux chaudrons. Dans notre maison commune qui commence à brûler au Sud, une nouvelle approche de l'aide au développement, fondée sur les réalités géopolitiques et sur l'indispensable communauté d'intérêts entre Nord et Sud, est indispensable.

 

Cette aide doit désormais se fixer quatre objectifs : elle doit poursuivre sa mission historique de stimulation de la croissance économique des pays à la traîne et leur faciliter le "rattrapage" des pays du Nord. Le grand enjeu sera ici certainement l'Afrique. Elle devra aussi poursuivre sa lutte contre la grande pauvreté, et tenter d'atténuer les déséquilibres sociaux les plus criants, en amorçant, dans le cadre des objectifs du millénaire, une politique de redistribution sociale mondiale à très petite échelle, qui devra être fondée sur des mécanismes de taxation internationaux.

 

Elle devra également désormais faciliter le renforcement des Etats fragiles et la stabilisation d'Etats "faillis" sortant de conflit, domaine, où pour des raisons bien identifiées, ses performances ont été jusqu'ici déplorables. Cet objectif est incontournable pour lutter contre la pauvreté, qui est impossible lorsque l'Etat s'effondre. Il l'est également en termes de sécurité nationale, car moins coûteux et plus efficace que nombre d'interventions militaires. Mais, ici, la France devra remettre en question son choix, jamais explicité, qui l'a conduit à transférer aux multilatéraux la quasi-totalité de ses ressources d'aide en subventions. L'aide devra enfin participer à la construction de partenariats mutuellement bénéfiques avec les pays émergents, pour amorcer une gestion responsable des biens publics mondiaux que sont les matières premières qui s'épuisent, le climat, l'air, l'eau, la biodiversité, les grands massifs forestiers, la santé face aux grandes pandémies.

 

Le coût pour le contribuable de ce type d'action, qui repose essentiellement sur des transferts de matière grise et des financements aux conditions proches du marché, peut rester modeste. Ces actions devront en fait constituer l'embryon des futures politiques publiques internationales qui seront indispensables pour que nous ne soyons pas victimes, à échelle planétaire, de la fameuse tragédie des communs. Ce principe, exposé au XVIIIe siècle par David Hume, démontrait que la consommation anarchique de biens collectifs sur un espace fini les condamnait inéluctablement à la destruction. Ce qui était vrai du pâturage communal surexploité qui se transformait en désert au XVIIIe siècle est malheureusement désormais vrai pour notre planète au XXIe siècle...

 

12 avril 2010
Par Serge Michailof est enseignant à Sciences Po.

 

Source : http://lemonde.fr

 

http://www.lemonde.fr/opinions/article/2010/04/12/nord-et-sud-meme-combat-par-serge-michailof_1332341_3232.html

 

A propos de l'auteurNé en 1943, diplômé d'HEC et docteur en économie, Serge Michailof est consultant régulier pour la Banque mondiale et d'autres institutions d'aide et a été directeur exécutif chargé des opérations de l'Agence française de développement entre 2001 et 2004. Auparavant, il avait été directeur régional, puis conseiller du vice-président Afrique de la Banque mondiale. Pendant une carrière de plus de quarante ans consacrée au développement des pays du Sud, il a travaillé dans plus de 60 pays situés sur tous les continents. Il vient de publier son cinquième ouvrage en collaboration avec Alexis Bonnel : Notre maison brûle au Sud. Que peut faire l'aide au développement ? (Fayard).
Site Internet : Sergemichailof.fr.

Publié dans OPINIONS & ANALYSES

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